Contribution de Hong Kong Fou-Fou
- Ah bah écoutez, il faut la dévisser. Je vais chercher les outils.
- Vous n'avez pas de couteau suisse ?
- Non, je n'ai pas de couteau suisse, excusez-moi hein...
- Oh ne le prenez pas mal, Pierre, hein, je dis ça... C'est quand même très pratique !
Madame Musquin a bien raison (et l'élève Moinet aussi, qui m'a suggéré de commencer cet article par cet extrait du "Père Noël est une ordure") : un vrai chic type se doit de posséder un couteau suisse. Et ne me racontez pas que devenir un chic type n'est pas votre but ultime dans l'existence. Tsss tsss, pas d'histoire !
Ben si, justement : nous sommes à la fin des années 1880. Aux Etats-Unis, des colons se précipitent vers des parcelles de terre de l'Oklahoma, pour en devenir propriétaires, selon la règle du "Premier arrivé, premier servi" (règle qui ne s'appliquait pas aux Indiens, je vous rassure). Au Japon, Fusajirō Yamauchi crée la société Nintendo et commercialise des cartes à jouer. En Angleterre, les sieurs Hammond et Newlove (nom prédestiné...) sont arrêtés pour avoir ouvert une maison close destinée aux homosexuels.
Pendant ce temps, l'armée suisse, qui comme d'habitude se préoccupe de ce qui se passe dans le Monde comme de sa première tablette de chocolat, décide d'équiper ses soldats d'un nouveau couteau de poche, qui doit leur servir à manger et à démonter leur fusil d'ordonnance. D'autres outils sont inclus : une lame, un ouvre-boîte, un tournevis plat, un poinçon (nommé Wanda) et une scie.
Les 15000 premiers couteaux sont fournis en 1891 par la firme allemande Wester & Co mais rapidement le Suisse Karl Elsener prend le relais. Ce dernier développe un modèle plus léger, doté en plus d'un tire-bouchon, destiné aux officiers (eh bien oui, ne dissimulons pas cette effroyable vérité : le simple troufion n'avait pas de tire-bouchon à son couteau, le gradé, oui. Des rumeurs courent comme quoi le bidasse lambda devait également se contenter pour son quatre-heures d'un fromage sbrinz de 18 mois d'affinage alors que le galonné se délectait d'un 22 mois d'âge. Mais voilà que je fais comme le fantassin qui marche sur une mine : je me disperse. Reprenons). En 1897, Elsener dépose un brevet sur le "couteau d'officier suisse et de sports" (il n'est pas précisé si le débouchage de bouteille de vin et le levage de coude subséquent étaient considérés comme un sport). Il baptise le couteau du nom de sa mère, Victoria, et comme, à partir de 1921, lames et outils étaient fabriqués en acier inoxydable, la marque devient Victorinox (non Moinet, pas Nintendo, tu ne suis pas, tu me feras dix lignes).
La popularité du couteau de poche explose vraiment à la fin de la Seconde guerre mondiale, quand les G.I. américains rentrent au pays. Ils laissent en Europe plein de petits bâtards mais emmènent dans leur poche le fameux canif, comme dirait Milton. Le nom officiel de l'objet, Schweizer Offiziersmesser, a un peu de mal à sortir de leur bouche remplie de chewing-gum, alors ils le rebaptisent Swiss Army Knife, SAK pour les intimes et les feignants. Et ça tombe bien, puisque, au fil des années et des déclinaisons, l'utilisateur aura plus d'un tour dans son SAK (oui, bon, ça va, il est tard, je veux finir cet article et partir me coucher, forcément la qualité des jeux de mots va s'en ressentir) : les modèles successifs sont ainsi dotés d'une paire de ciseaux, d'un cure-dent, d'une loupe, d'un stylo, voire d'un pointeur laser ou d'une clef USB pour les plus récents. En 2007, une version extrême est fabriquée, comprenant 87 outils pour 141 fonctions, pour un prix de... 9000 dollars, ce qui inclut sans doute le camion pour le transporter.
Le couteau suisse est évidemment associé aux explorateurs, aux joyeux campeurs, aux scouts, aux marins. Le témoignage de l'alpiniste anglais Chris
Bonington, 86 ans (Papy Bonington ?), est édifiant. Voici ce qu'il écrit à la société Victorinox après une expédition victorieuse en 1970 : "Votre aide nous a permis d'escalader
l'Annapurna, la paroi la plus raide de l'Himalaya. Les
couteaux suisses nous ont permis de couper les ongles des mains et des pieds à
haute altitude, et de bricoler nos bonbonnes à oxygène. Je crois bien que nous
avons utilisé toutes les lames, à part l'écailleur à poissons. En effet, nous
n'avons rencontré que très peu de poissons dans la paroi sud de l'Annapurna." Mais la Nature sauvage et majestueuse (j'ai piqué ça dans un vieux Géo) n'est pas le seul terrain de jeu du vaillant petit couteau. Ainsi, en novembre 1978, la Nasa a commandé à Victorinox 50 pièces de son modèle #5044 Mastercraftsman,
destiné à compléter l’équipement de ses astronautes. Equipement léger puisque qu’il ne comprenait que les
éléments suivants : une paire de lunettes de soleil, des ciseaux
chirurgicaux, une montre Omega Speedmaster, un masque pour dormir ainsi
que des boules Quies. Exactement ce que j'emporte pour partir en weekend, les ciseaux chirurgicaux en moins (rassurée, ma chérie ?) Plusieurs anecdotes permettent d'apprécier le bien-fondé de la décision de l'agence spatiale US. Un astronaute a pu ainsi débloquer avec son SAK une trappe qui empêchait d'arrimer la navette Atlantis à la station russe Mir, un autre a pu effectuer une réparation qu'il n'arrivait pas à réaliser avec les outils prévus pour, permettant d'éviter l'échec de la mission et la perte de quelques centaines de millions de brouzoufs.
Personnellement, il ne se passe pas une journée sans que j'utilise mon couteau suisse. Parole. Bon, des fois, je triche un peu pour donner raison à ma théorie. Ce midi, par exemple, j'ai découpé le roastbeef avec la petite lame, on a mangé froid. Mais les applications dans notre quotidien sont innombrables. Imaginez : vous avez un rendez-vous galant, vous êtes peigné, parfumé, endimanché. Dans le miroir de l'ascenseur qui vous conduit chez la belle, vous remarquez que quelques poils dépassent de votre narine gauche. Hop, vous sortez les ciseaux de votre couteau suisse et de quelques clac-clac précis redonnez à votre visage la perfection qui le caractérise. Même chose si un brin de basilic échappé de la focaccia au pesto du déjeuner s'est coincé entre deux dents. Tel un toréador avec sa banderille, vous le chasserez grâce au cure-dent. En plus, en cas de panne et contrairement à Pierre Mortez, vous pourrez réparer le vil élévateur et éviter de passer la soirée en tête-à-tête avec votre bouquet de fleurs.
Mais pour moi, le couteau suisse, c'est plus qu'un concentré design d'ingéniosité. C'est un symbole. Avant, un père offrait à son fils un couteau au cours d'une cérémonie initiatique qui se terminait souvent par cette incantation : "Essaie de ne pas te couper avec..." Aujourd'hui, il lui paye son premier abonnement de smartphone. "O tempora ! O mores !" comme dirait Triple-Patte. Moi, j'ai offert un couteau suisse à deux chouettes petits gars, dont mon fiston évidemment, et pour moi c'est un acte important, même si ça peut en faire ricaner certains.
Avant que l'on
se sépare, réfléchissez : en cas d'attaque de zombies - et ne dites pas que ça
n'arrivera jamais. Je m'étais juré de ne pas parler de cette putain de pandémie
à la con dans Fury Magazine mais tant pis... Il y a un an, si on vous avait dit
que vous vous laveriez les mains 72 fois par jour avec un truc bien pégueux et que votre si charmant voisin deviendrait un cas contact potentiellement mortel, vous
n'y aurez pas cru, hein ? Eh bien les zombies, c'est pareil -, en cas d'attaque
de zombies, donc, qui survivra ? Le crétin avec son Iphone dernier cri (comme
celui qu'il poussera quand un mort-vivant sanguinolent lui arrachera la carotide), ou le lecteur de Fury Magazine qui aura suivi mon conseil et
pourra se frayer un passage dans la masse compacte et affamée à coups de scie, ou de pince à épiler pour les plus joueurs ?
Parce qu'être un chic type, c'est bien. Etre un chic type en vie, c'est mieux.
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